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Les Relations des Jésuites contiennent 6 tomes et défont le mythe du bon Sauvage de Jean-Jacques Rousseau, et aussi des légendes indiennes pour réclamer des territoires, ainsi que la fameuse «spiritualité amérindienne».

jeudi, juin 17, 2010

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CHAPITRE I.

De la vocation de Madame de la Peltrie au païs de Canada.


Madame Magdelaine de Chauvigny, veufve de feu Monsieur de la Peltrie, nâquit à Alençon de parents des plus considerables de ce païs, qui prirent un soin tout particulier de l'élever dans la crainte de Dieu, et dans la pieté. Dés son enfance, elle fit paroistre son beau naturel, ses inclinations au bien, et un esprit deja meur: on ne voyoit en elle aucune marque de legereté, et ses mœurs se formoient dés lors à toute sorte de vertu. Le saint Esprit, qui la conduisoit, luy inspira une affection tres-grande pour tout ce qui regarde le service de Dieu, pour la pureté, la misericorde et la charité envers les pauvres, dont elle ne pouvoit voir la misere sans en estre touchée de compassion; ce qui faisoit juger à ceux qui faisoient une reflexion particuliere sur sa conduite, qu'elle seroit un jour une grande servante de Dieu.

Je laisse à des personnes de merite, qui en conservent precieusement les memoires, mille particularitez d'edification qu'on raconte de son bas âge, pour m'arrester uniquement à ce qui a rapport à sa vocation en Canada. Estant un peu avancée en âge, on connut assez que son naturel, et les dons du Ciel qui esclatoient en elle, la rendoient beaucoup plus digne d'avoir Jesus-Christ pour Époux, que propre à passer sa vie dans les pompes et les delices du siecle. Aussi les premieres saillies de sa devotion furent pour la Religion; elle fit tous ses efforts pour y entrer, et dans le desespoir d'en obtenir la permission, elle se jetta à la dérobée dans un Monastere, d'où on eut bien de la peine de la retirer, sur tout pour l'engager dans le mariage, pour lequel elle n'avoit aucune inclination. Neantmoins le grand respect qu'elle avoit toujours eu pour ses pere et mere, dont elle connut la volonté, l'y firent consentir. Apres une infinité de combats, et des torrens de larmes, elle vit clairement que Dieu vouloit d'elle, qu'elle leur rendist obeïssance. Elle espousa donc un fort honneste Gentil-homme de la maison de Touvoys, nommé Monsieur de la Peltrie, (*) de qui elle eut une fille, qui ne receut la vie que pour aller augmenter dans le Ciel le nombre des Predestinez. En cet estat, elle n'oublia rien, selon le precepte de saint Paul, pour faire qu'on ne peust remarquer la moindre tache dans sa couche nuptiale; elle conserva inviolablement les loix les plus saintes du mariage, jusques à ce qu'il plust à Dieu appeller à soy Monsieur son mary, et la remettre en liberté. Pour lors se voyant sans enfans, et avec de grands biens, elle delibera devant Dieu sur ce qu'elle avoit à faire, et ne souffrit pas peu dans son esprit avant que de se déterminer: car d'un costé elle se sentoit fort portée à reprendre ses premieres pensées de la Religion; de l'autre, les richesses que Dieu luy avoit données, luy presentoient un moyen bien avantageux pour procurer un secours notable à la conversion des peuples barbares du Canada. Enfin la compassion de tant d'ames qui se perdoient, luy toucha le cœur plus sensiblement, et l'emporta par dessus les inclinations violentes qu'elle sentoit pour la vie Religieuse; et apres avoir consulté là dessus des personnes doctes, de merite et de grande vertu, elle prit resolution de sacrifier ses biens et sa vie à cette bonne œuvre. Le papier qu'elle leur mit entre les mains, où elle avoit escrit de sa main toutes ses veuës, ses lumieres et ses sentimens sur cette vocation, est tombé heureusement dans les nostres.

J'en ay tiré les chefs qui suivent, comme plus remarquables, parce qu'ils en comprennent toute la substance. Comme la fin qu'elle se proposoit estoit de connoistre par ces grands hommes, la volonté de Dieu, elle leur ouvre entierement son cœur et en expose les sentimens dans toute la sincerité possible: Elle declare premierement que ce n'estoit pas un dessein pris à la legere; que ç'avoit esté le plus ordinaire de ses entretiens interieurs avec Dieu, principalement depuis six ou sept ans, que le feu de son saint amour s'estoit allumé dans son cœur d'une maniere extraordinaire, et qu'elle avoit receu cette grace, faisant les exercices spirituels sous la conduite d'un sage Directeur: que pendant cette retraitte, elle avoit senty des mouvemens si puissans, pour procurer par toutes les voyes imaginables la gloire de celuy qui possedoit uniquement son cœur, qu'elle ne se proposoit pas moins que de s'employer à procurer, autant que le pourroit la foiblesse de son sexe, la conversion et le salut de toutes les nations du monde, qui luy sembloit trop petit pour la grandeur de son zele; qu'elle accompagnoit dés lors en esprit tous ces hommes Apostoliques qui y travaillent par toute la terre, dans leurs dangers et dans leurs fatigues; qu'elle disoit cent et cent fois le jour à Dieu, dans ces transports: Faites de moy, mon Dieu, tout ce qu'il vous plaira, tout est à vous, mon Dieu, mon cœur, mes biens et ma vie; et qu'elle avoit senty interieurement que Dieu prenoit plaisir à ces saillies d'amour; qu'il acceptoit l'offrande qu'elle luy faisoit de soy-mesme, et que ses projets reüssiroient à sa gloire. Ces saints desirs estoient si embrasez et si violens, qu'elle en avoit de la peine à respirer; et elle ajouste, qu'ils avoient toujours continué et augmenté de jour en jour. Mais comme ses veuës, pour lors, n'estoienl que generales, elle n'avoit encore aucun dessein formé; et elle jugeoit bien que n'estant pas assez forte pour entreprendre tout ce que son zele luy pourroit inspirer, elle devoit, pour rendre ses bons desirs effectifs, se déterminer à quelque bonne œuvre particuliere dans l'estenduë de son pouvoir et de ses forces. Elle se trouva là-dessus dans de grandes obscuritez, ce qui l'obligea à redoubler ses prieres et ses devotions, et à faire dire quantité de Messes; enfin la pensée luy vint qu'elle ne pouvoit rien faire de plus avantageux à la gloire de Dieu, que de donner ses biens et sa vie pour estre employez à l'instruction des petites filles de Canada: O que de bon cœur, disoit-elle, j'y consacrerois toutes les richesses de l'Univers, si elles estoient en ma disposition! que je souffrirois volontiers tous les martyres imaginables pour cooperer au salut de ces pauvres ames abandonnées!

Dans ces pensées et dans ces desirs si ardents, elle estoit bien resolue de ne rien entreprendre sans l'aveu et l'approbation de personnes bien éclairées, et elle jugeoit assez que pour en venir à l'execution, il falloit qu'elle eust la parfaite joüissance de ses biens: deux pas à faire tres-fascheux. Mais c'est icy où elle fit paroistre son courage et sa confiance en Dieu; de fait, elle trouva mille difficultez pour le dernier, et pour le premier de tres-grandes oppositions: son entreprise ayant paru d'abord une chimere, parce que le Canada ne faisant alors que commencer, il n'y avoit aucune apparence qu'une jeune veuve delicate, avec de grands avantages de nature, de biens de fortune et de grace, considerée et recherchée comme l'un des premiers partis de ce pays, songeast à passer les Mers pour mener une vie miserable dans des forests, parmy des peuples les plus barbares du monde. Pour ses biens, elle entra dans de grands procez, ses parties qui estoient puissantes, pretendants que pour ses profusions et ses liberalitez envers les pauvres, elle estoit incapable de gouverner son bien. Elle ne s'étonna point neantmoins, quoy qu'elle eust peu de personnes pour elle, et qu'elle eust perdu son procez. D'abord elle en appella; ses parties avoient de leur coste des plus grands du Royaume, qui sollicitoient incessamment les Juges contr'elle: tout sembloit estre dans le desespoir, et ses amis tenoient comme pour asseuré qu'au plus elle n'auroit son partage, que par provision. Dans ces embarras, elle eut recours à Dieu, et luy fit vœu, et au grand saint Joseph, Protecteur du Canada, que si elle gaignoit son procez, elle executeroit son dessein, et qu'elle employeroit tout son bien pour sa gloire et le salut des ames. Tout estoit encore alors dans le secret. En mesme-temps qu'elle eut fait ce vœu, Dieu changea le cœur de ses parties, qui de lyons, pour me servir de ses termes, devinrent des agneaux; en un mot elle gaigna son procez. Tous ses amys, et tous ceux qui luy avoient esté les plus opposez, en furent surpris, et admirerent la conduite de la divine Providence sur ses affaires. Quelques bonnes ames, dit-elle, me disoient: Nous ne sçavons pas quels sont vos desseins, mais la main de Dieu s'est fait paroistre extraordinairement en cette occasion, et vous estes bien obligée de l'en remercier et de luy en témoigner vos reconnoissances.

Apres ce coup du Ciel en sa faveur, elle témoigne que ses desirs de glorifier Dieu dans le Canada, le mépris des douceurs et des commoditez de la France, l'amour pour sa vocation, et le zele pour l'instruction des petites filles Sauvages, s'estoient accrus notablement, aussi bien que sa confiance en Dieu; et elle avoüe franchement, pour s'expliquer avec sa simplicité et sa sincerité ordinaire, qu'elle avoit ressenty depuis en son cœur, tout ce qu'elle avoit jamais leu ou entendu, des passions les plus ardentes des Saints, pour tout ce qui touche le service et la gloire de Dieu; de plus, que le jour de la Visitation de la sainte Vierge, pendant son oraison, Nostre-Seigneur luy avoit donné une forte impression que sa volonté estoit qu'elle allast en Canada, pour le bien de tant de petites filles, et qu'il luy feroit à ce dessein, de grandes graces. Ce qui me donna, dit-elle, tant de confusion, que je luy dis, toute baignée de larmes: Helas! Monseigneur, ce n'est pas à moy, qui suis une si grande pecheresse, une si vile et si abjecte creature, qu'il faut départir de si grandes faveurs. Il me semble qu'il me disoit interieurement qu'il estoit vray, mais que c'estoit pour donner sujet d'admirer davantage sa misericorde, et qu'il vouloit se servir de moy en ces lieux là pour sa gloire; que je m'y verrois un jour, et que j'y mourrois; que quoy que de ses plus zelés serviteurs deussent s'y opposer, je n'avois que faire de me mettre en peine, que j'irois infailliblement. Je demeuray muette, ne sçachant plus que dire, je fondois toute en pleurs, voyant d'un costé les graces que Dieu me faisoit, et de l'autre mon indignité; je sortis de mon Oraison remplie d'une paix interieure, et dans une entiere confiance que mes desseins reüssiroient.

Nonobstant tous ces sentimens et ces connoissances si expresses, selon qu'elle le pouvoit presumer, de la volonté de Dieu, elle remet tout au jugement de ceux que Dieu luy avoit donnés pour la decision de cette affaire, comme elle le témoigne, finissant ainsi l'écrit qu'elle leur presenta sur ce sujet: Au reste, je laisse le tout entre les mains de Dieu (ce sont ses propres termes) et de ses fideles serviteurs, qui prendront la peine d'examiner ma vocation en Canada, les conjurant au nom de sa bonté, de ne pas considerer ce que je pourray souffrir dans l'execution de ce dessein, puisque j'endurerois volontiers mille Martyres, s'il estoit besoin et que ce fust la volonté de Dieu; pour contribuer quelque chose à sa plus grande gloire, je suis preste de signer à l'aveugle tout ce qu'ils auront conclu sur cette affaire.

Ils jugerent tous, apres l'avoir ouye et examiné son écript, que le doigt de Dieu y estoit tout manifeste, et qu'elle pouvoit suivre, avec asseurance, l'attrait de la divine Majesté; quelques-uns mesme maintenoient qu'elle ne pouvoit reculer, ou differer, sans resister au Saint-Esprit. Il ne se peut dire quelle fut pour lors la joye de son cœur.

Nostre-Seigneur voulut encore témoigner qu'il approuvoit sa resolution, dans une grande maladie qui luy survint au plus fort de ses difficultez: elle estoit à l'extremité et sur le point de tomber en l'agonie, dont on n'attendoit que le premier moment pour luy donner l'habit des Religieuses de saint François, dans lequel elle avoit desiré de mourir, lors qu'elle se sentit inspirée de faire voeu, en cas qu'il plust à Dieu luy rendre la santé, de s'appliquer encore avec plus de vigueur à rompre tous les obstacles qui s'opposeroient à son dessein; elle le conceut dans son cœur, sans que personne en eust aucune connoissance, en mesme-temps la fievre la quitta. Le Medecin ayant appris qu'elle n'estoit pas morte, et qu'elle avoit passé doucement la nuit, en fut surpris, veu l'estat où il l'avoit laissée le jour precedent. Il la vint voir, et la trouvant sans fiévre, luy dit: Madame, je pense que vostre fiévre est allée en Canada; la malade, qui ne pouvoit encore parler, leva doucement les yeux au Ciel, et fit un petit souris.

Dieu luy ayant ainsi rendu la santé comme par miracle, elle s'acquitta genereusement de son voeu. Jamais homme ne se trouva plus en peine que Monsieur de Vaubougon son pere, qui avoit des pensées sur sa fille tout à fait opposées à celles que le Saint-Esprit luy avoit inspirées; elle estoit sa bien-aymée, demeurée veuve à l'âge de vingt-cinq ans, sans enfans, recherchée de tous costez, et des meilleurs partis de la Province, pour ses belles qualitez, qui la rendoient extremement aymable. Ils souffroient tous deux dans leur esprit, et le pere et la fille: le pere pour flechir le ceur de sa fille, qui luy témoignoit assez son extreme aversion du mariage; et la fille, qui ne pensoit qu'à glorifier Dieu, se voyant comme seule, pour trouver une personne bien éclairée, qui luy donnast conseil sans estre suspecte, et l'aydast à executer le dessein qu'elle avoit pour le Canada. Elle consulte Dieu là dessus, à son ordinaire, et la pensée luy vint de s'adresser à un tres-honneste gentilhomme, d'une haute pieté, feu Monsieur de Bernieres, Tresorier de France, à Caën, assez connu par ses livres, et plus encore par la sainteté de sa vie. Elle trouve moyen de luy parler, et apres l'avoir informé en divers entretiens, de toutes les connoissances necessaires, pour tirer de luy les lumieres qu'elle souhaittoit dans la poursuite de son entreprise, elle luy proposa une pensée qui faciliteroit et justifieroit la liberté de leurs entreveuës, qu'elle jugeoit devoir estre frequentes, pour pouvoir se servir avantageusement de ses conseils, sçavoir, que comme on l'importunoit fort pour le mariage, il eut pour agreable de la demander à Monsieur son pere, sans toutefois avoir la pensée de l'épouser jamais.

Ce saint homme vit assez clair dans l'intention de cette pieuse Dame. Neantmoins comme la chose estoit fort extraordinaire, il prit du temps pour la considerer devant Dieu; elle le fit aussi encore tres-particulierement de son costé. Et tous deux enfin ayant jugé que ce moyen, qui n'avoit rien qui ne fust selon Dieu, seroit efficace, pour la fin qu'ils pretendoient. Monsieur de Bernieres en fit la proposition fort civilement à Monsieur de Vaubougon, qui estant bien informé du merite de la personne, y consentit, pourveu que sa fille le voulust bien.

Cette sage fille, qui agissoit de concert avec luy dans cette sainte fiction, escouta-là dessus son pere, avec beaucoup de respect et de modestie; et sa réponse fut, que puisque cet honneste Gentil-homme, qui luy faisoit l'honneur de la rechercher, luy agreoit, elle le preferoit aussi à qui que ce fust de la Province. Il n'en fallut pas d'avantage pour contenter l'esprit de Monsieur de Vaubougon, et pour donner à ces deux bonnes ames liberté entiere de se communiquer, et pousser fortement, quoy que secretement, l'affaire du Canada, que Monsieur de Bernieres entreprit avec tant de conviction qu'elle seroit à la gloire de Dieu, qu'il estoit resolu d'y employer, s'il eust esté besoin, tout son bien, et ne quitta point Madame de la Peltrie, qu’il ne l'eust mise luy-mesme dans un des vaisseaux qui passoient en Canada. Mais Dieu vouloit que pour épargner la douleur qu'auroit causé une separation si violente et si inesperée, cette fille si fort cherie fermast auparavant les yeux à son bon pere, qui mourut tres-chrestiennement, peu de temps apres l'esperance qu'il avoit conceuë de revivre dans une heureuse posterité par ce second mariage, s'il eust esté tel qu'il se l'étoit figuré. Apres cette perte, qui luy fut tres-sensible, la voilà plus libre que jamais, et ses affaires se trouverent à tel point pour ne pas m'arrester à trop de particularitez, quoy que assez remarquables, qu'il ne fut plus question que de faire choix du Monastere et des Religieuses propres pour ce dessein. Comme on jettoit les yeux de tous costez, on découvry enfin que à Tours, quelques Religieuses Ursulines avoient vocation pour le Canada, entre autres la Reverende Mere Marie de l'Incarnation, decedée en cette ville depuis quelques mois. Monsieur de Bernieres, et Madame de la Peltrie s'estoient transportés à Paris pour negocier cette affaire; il y eut aussi-tost des Lettres de part et d'autre, et les réponses se trouvant favorables, il fallut en venir au plustost à l'entreveuë, qui verifia une vision merveilleuse, que la dite Mere Marie de l'Incarnation avoit euë six ans auparavant; laquelle, comme elle a esté suivie de son effet, merite bien que elle mesme nous en fasse le recit dans le Chapitre suivant, l'ayant écrite de sa main, depuis la mort de la dite Dame et peu de temps avant la sienne, par l'ordre de son Confesseur et Directeur.
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Notes:
(*) M. de Grival, Seigneur de la Peltrie. (Chronique des Ursulines, Vol. 2. P. 422.)



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Version en français contempporain


CHAPITRE I.

De la vocation de Madame de la Peltrie en Canada.

Madame Madeleine de Chauvigny, veuve de feu Monsieur de la Peltrie, naquit à Alençon de parents d’une grand mérite de ce pays, qui prirent un soin tout particulier de l'élever dans la crainte de Dieu, et dans la piété. Dès son enfance, elle fit paraître son beau naturel, ses penchants au bien, et un esprit déjà mûr. On ne voyait en elle aucune marque de légèreté, et ses mœurs se formaient dès lors à toute sorte de vertu. Le saint Esprit, Qui la conduisait, lui inspira une affection très grande pour tout ce qui regarde le service de Dieu, pour la pureté, la miséricorde et la charité envers les pauvres, dont elle ne pouvait voir la misère sans en être touchée de compassion. Ce qui faisait dire à ceux qui faisaient une réflexion particulière sur sa conduite, qu'elle serait un jour une grande servante de Dieu.

Je laisse à des personnes de mérite, qui en conservent précieusement les mémoires, mille particularités d'édification qu'on raconte de son bas âge, pour m'arrêter uniquement à ce qui a rapport à sa vocation en Canada. Étant un peu avancée en âge, on connut assez que son naturel et les dons du Ciel qui éclataient en elle la rendaient beaucoup plus digne d'avoir Jésus-Christ pour Époux, que propre à passer sa vie dans les pompes et les délices du siècle. Aussi les premiers élans de sa dévotion furent pour la religion. Elle fit tous ses efforts pour y entrer, et dans le désespoir d'en obtenir la permission, elle se jeta à la dérobée dans un monastère, d'où on eut bien de la peine de la retirer, surtout pour l'engager dans le mariage, pour lequel elle n'avait aucune envie. Néanmoins le grand respect qu'elle avait toujours eu pour ses père et mère, dont elle reconnut la volonté, l'y firent consentir. Après une infinité de combats, et des torrents de larmes, elle vit clairement que Dieu voulait d'elle, qu'elle leur obéisse. Elle épousa donc un fort honnête gentilhomme de la maison de Touvoys, nommé Monsieur de la Peltrie, (*) de qui elle eut une fille, qui ne reçut la vie que pour aller augmenter dans le Ciel le nombre des prédestinés. En cet état, elle n'oublia rien, selen le précepte de saint Paul, pour faire qu'on ne peut remarquer la moindre tache dans sa couche nuptiale. Elle conserva inviolablement les lois les plus saintes du mariage, jusqu'à ce qu'il plut à Dieu d’appeller à Soi son mary, et la remettre en liberté. Pour lors se voyant sans enfants, et avec de grands biens, elle délibéra devant Dieu sur ce qu'elle avait à faire, et ne souffrit pas peu dans son esprit avant que de se déterminer. Car d'un côté elle se sentait fort portée à reprendre ses premières pensées de la religion, et de l'autre les richesses que Dieu lui avait données lui présentaient un moyen bien avantageux pour procurer un secours notable à la conversion des peuples barbares du Canada. Enfin la compassion de tant d'âmes qui se perdaient, lui toucha le cœur plus sensiblement, et l'emporta sur les inclinations violentes qu'elle sentait pour la vie religieuse; et après avoir consulté là-dessus des personnes dotées de mérite et de grande vertu, elle prit la résolution de sacrifier ses biens et sa vie à cette bonne œuvre. Le papier qu'elle leur mit entre les mains, où elle avait écrit de sa main toutes ses vues, ses lumières et ses sentiments sur cette vocation, est tombé heureusement dans les nôtres.

J'en ai tiré les points essentiels qui suivent, comme plus remarquables, parce qu'ils en comprennent toute la substance. Comme la fin qu'elle se proposait était de connaître par ces grands hommes, la volonté de Dieu, elle leur ouvre entièrement son cœur et en expose les sentiments dans toute la sincérité possible. Elle déclare premièrement:

1) que ce n'était pas une décision prise à la légère;

2) que cela avait été le plus ordinaire de ses entretiens intérieurs avec Dieu, principalement depuis six ou sept ans;

3) que le feu de son saint amour s'était allumé dans son cœur d'une manière extraordinaire, et qu'elle avait reçu cette grâce, faisant les exercices spirituels sous la conduite d'un sage directeur;

4) que pendant cette retraite, elle avait senti des désirs si puissants, pour procurer par toutes les voies imaginables la gloire de Celui qui possédait uniquement son cœur;

5) qu'elle ne se proposait pas moins que de s'employer à procurer, autant que le pourrait la faiblesse de son sexe, la conversion et le salut de toutes les nations du monde, qui lui semblait trop petit pour la grandeur de son zèle;

6) qu'elle accompagnait dès lors en esprit tous ces hommes apostoliques qui y travaillent par toute la terre, dans leurs dangers et dans leurs peines;

7) qu'elle disait un très grand nombre de fois le jour à Dieu, dans ces élans: «Faites de moi, mon Dieu, tout ce qu'il vous plaira, tout est à vous, mon Dieu, mon cœur, mes biens et ma vie,» et qu'elle avait senti intérieurement que Dieu prenait plaisir à ces passions d'amour;

8) qu'Il acceptait l'offrande qu'elle Lui faisait de soi-même, et que ses projets réussiraient à Sa gloire.

Ces saints désirs étaient si embrasés et si violents, qu'elle en avait de la peine à respirer. Et elle ajoute, qu'ils avaient toujours continué et augmenté de jour en jour. Mais comme ses vues, alors, n'étaienl que générales, elle n'avait encore aucun dessein formé. Et elle jugeait bien que n'étant pas assez forte pour entreprendre tout ce que son zèle lui pourrait inspirer, elle devait, pour rendre ses bons désirs effectifs, se déterminer à quelque bonne œuvre particulière dans l'étendue de son pouvoir et de ses forces. Elle se trouva là-dessus dans de grandes obscurités, ce qui l'obligea à redoubler ses prières et ses dévotions, et à faire dire quantité de messes. Enfin la pensée lui vint qu'elle ne pouvait rien faire de plus avantageux à la gloire de Dieu, que de donner ses biens et sa vie pour être employés à l'instruction des petites filles de Canada: «O que de bon cœur, disait-elle, j'y consacrerais toutes les richesses de l'univers, si elles étaient en ma disposition! Que je souffrirais volontiers tous les martyres imaginables pour coopérer au salut de ces pauvres âmes abandonnées!»

Dans ces pensées et dans ces désirs si ardents, elle était bien résolue de ne rien entreprendre sans l'accord et l'approbation de personnes bien éclairées, et elle jugeait assez que pour en venir à l'exécution, il fallait qu'elle eut la parfaite jouissance de ses biens. Deux pas à faire très désagréables. Mais c'est ici où elle fit paraître son courage et sa confiance en Dieu. De fait, elle trouva mille difficultés pour le dernier, et pour le premier de très grandes oppositions. Son entreprise ayant paru d'abord une chimère, parce que le Canada ne faisant alors que commencer, il n'y avait aucune apparence qu'une jeune veuve délicate, avec de grands avantages de nature, de biens de fortune et de grâce, considérée et recherchée comme l'un des premiers partis de ce pays, songeât à passer les mers pour mener une vie misérable dans des forêts, parmi des peuples les plus barbares du monde. Pour ses biens, elle entra dans de grands procès, ses adversaires dans le procès qui étaient puissants, prétendant que pour ses profusions (prodigalités, dépenses excessives) et ses gestes généreux envers les pauvres, elle était incapable de gérer son bien. Elle ne s'étonna point néanmoins, quoiqu'elle eut peu de personnes pour elle, et qu'elle eut perdu son procès. D'abord elle en appela. Ses adversaires avaient de leur côté des plus grands du Royaume, qui sollicitaient incessamment les juges contre elle. Tout semblait désespéré, et ses amis tenaient comme pour assuré qu'au plus elle n'aurait son partage que par provision (un administrateur qui administrerait ses biens pour elle). Dans ces embarras elle eut recours à Dieu, et lui fit vœu, et au grand saint Joseph, Protecteur du Canada, que si elle gagnait son procès, elle exécuterait son dessein, et qu'elle employerait tout son bien pour Sa gloire et le salut des âmes. Tout était encore alors secret. En même temps qu'elle eut fait ce vœu, Dieu changea le cœur de ses adversaires dans le procès, qui de lions, pour me servir de ses termes, devinrent des agneaux. En un mot elle gagna son procès. Tous ses amis, et tous ceux qui lui avaient été les plus opposés, en furent surpris, et admirèrent la conduite de la divine Providence sur ses affaires. «Quelques bonnes âmes, dit-elle, me disaient: «Nous ne savons pas quels sont vos desseins, mais la main de Dieu s'est fait paraître extraordinairement en cette occasion, et vous êtes bien obligée de l'en remercier et de Lui en témoigner reconnaissances.»

Après ce coup du Ciel en sa faveur, elle témoigne que ses désirs de glorifier Dieu en Canada, le mépris des douceurs et des commodités de la France, l'amour pour sa vocation, et le zèle pour l'instruction des petites Sauvagesses, s'étaient accrus notablement, aussi bien que sa confiance en Dieu; et elle avoue franchement, pour s'expliquer avec sa simplicité et sa sincérité ordinaire, qu'elle avait ressenti depuis en son cœur, tout ce qu'elle avait jamais lu ou entendu, des passions les plus ardentes des saints, pour tout ce qui touche le service et la gloire de Dieu. De plus, que le jour de la Visitation de la sainte Vierge, pendant son oraison, Notre-Seigneur lui avait donné une forte impression que sa volonté était qu'elle allât en Canada, pour le bien de tant de petites filles, et qu'Il lui ferait à ce dessein, de grandes grâces. «Ce qui me donna, dit-elle, tant de confusion (m'avait embrouillée), que je Lui dis, toute baignée de larmes: Hélas! Monseigneur, ce n'est pas à moi, qui suis une si grande pécheresse, une si vile et si abjecte créature (femme), qu'il faut départir (distribuer) de si grandes faveurs. Il me semble qu'Il me disait intérieurement que c'était vrai, mais que c'était pour donner sujet (un motif) d'admirer davantage Sa miséricorde, et qu'Il voulait se servir de moi en ces lieux-là pour Sa gloire;que je m'y verrais un jour, et que j'y mourrais; que quoi que de Ses plus zélés serviteurs dussent s'y opposer, je n'avais que faire de me mettre en peine, que j'irais infailliblement.

«Je demeurai muette, ne sachant plus que dire, je fondais toute en pleurs, voyant d'un côté les grâces que Dieu me faisait, et de l'autre mon indignité. Je sortis de mon oraison (discours de Dieu) remplie d'une paix intérieure, et dans une entière confiance que mes desseins réussiraient

Nonobstant tous ces sentiments et ces connaissances si expresses, selon qu'elle le pouvait présumer, de la volonté de Dieu, elle remet tout au jugement de ceux que Dieu lui avait donnés pour la décision de cette affaire, comme elle le témoigne, finissant ainsi l'écrit qu'elle leur présenta sur ce sujet: «Au reste, je laisse le tout entre les mains de Dieu (ce sont ses propres termes) et de ses fidèles serviteurs, qui prendront la peine d'examiner ma vocation en Canada, les conjurant au nom de sa bonté, de ne pas considérer ce que je pourrai souffrir dans l'exécution de ce dessein, puisque j'endurerais volontiers mille martyres, s'il était besoin et que ce fut la volonté de Dieu. Pour contribuer quelque chose à sa plus grande gloire, je suis prête de signer à l'aveuglette tout ce qu'ils auront conclu sur cette affaire.»

Ils jugèrent tous, après l'avoir écoutée et examiné son écrit, que le doigt de Dieu y était tout manifeste, et qu'elle pouvait suivre, avec assurance, l'attrait de la divine Majesté. Quelques-uns même maintenaient qu'elle ne pouvait reculer, ou différer, sans résister au Saint-Esprit. Il ne se peut dire quelle fut alors sa joie.

Notre-Seigneur voulut encore témoigner qu'Il approuvait sa résolution, dans une grande maladie qui lui survint au plus fort de ses difficultés. Elle était à l'extrémité et sur le point d’agoniser, dont on n'attendait que le premier moment pour lui donner l'habit des religieuses de saint François, dans lequel elle avait désiré de mourir, alors qu'elle se sentit inspirée de faire vœu, en cas qu'il plut à Dieu de lui rendre la santé, de s'appliquer encore avec plus de vigueur à rompre tous les obstacles qui s'opposeraient à son dessein. Elle le conçut dans son cœur, sans que personne en eut aucune connaissance. En même temps la fièvre la quitta. Le médecin ayant appris qu'elle n'était pas morte, et qu'elle avait passé doucement la nuit, en fut surpris, vu l'état où il l'avait laissée le jour précédent. Il vint la voir, et la trouvant sans fièvre, lui dit: «Madame, je pense que votre fièvre est allée en Canada.» La malade, qui ne pouvait encore parler, leva doucement les yeux au Ciel, et fit un petit sourire.

Dieu lui ayant ainsi rendu la santé comme par miracle, elle s'acquitta généreusement de son vœu. Jamais homme ne se trouva plus en peine (tourmenté) que Monsieur de Vaubougon son père, qui avait des pensées sur sa fille tout à fait opposées à celles que le Saint-Esprit lui avait inspirées. Elle était sa bien-aimée, demeurée veuve à l'âge de vingt-cinq ans, sans enfants, recherchée de tous côtés, et des meilleurs partis (prétendants) de la Province, pour ses belles qualités qui la rendaient extrêmement aimable. Ils souffraient tous deux dans leur esprit, et le père et la fille. Le père pour fléchir le cœur de sa fille, qui lui témoignait assez son extrême aversion du mariage, et la fille qui ne pensait qu'à glorifier Dieu, se voyant comme seule, pour trouver une personne bien éclairée, qui lui donnât conseil sans être suspecte, et l'aidât à exécuter le dessein qu'elle avait pour le Canada. Elle consulte Dieu là-dessus, à son ordinaire, et la pensée lui vint de s'adresser à un très honnête gentilhomme, d'une haute piété, feu Monsieur de Bernières, Trésorier de France, à Caën, assez connu par ses livres, et plus encore par la sainteté de sa vie. Elle trouve moyen de lui parler, et après l'avoir informé en divers entretiens de toutes les connaissances nécessaires pour tirer de lui les lumières qu'elle souhaitait dans la poursuite de son entreprise, elle lui proposa une pensée (idée) qui faciliterait et justifierait la liberté de leurs entrevues, qu'elle jugeait devoir être fréquentes, pour pouvoir se servir avantageusement de ses conseils, savoir, que comme on l'importunait fort pour le mariage, il eut pour agréable de la demander à Monsieur son père, sans toutefois avoir la pensée (l'intension) de l'épouser jamais.

Ce saint homme vit assez clair dans l'intention de cette pieuse dame. Néanmoins comme la chose était fort extraordinaire, il prit du temps pour la considérer devant Dieu. Elle le fit aussi encore très particulièrement de son côté. Et tous deux enfin ayant jugé que ce moyen, qui n'avait rien qui ne fut selon Dieu, serait efficace, pour la fin qu'ils prétendaient (recherchaient). Monsieur de Bernières en fit la proposition fort civilement à Monsieur de Vaubougon, qui étant bien informé du mérite de la personne, y consentit, pourvu que sa fille le voulut bien.

Cette sage fille, qui agissait de concert avec lui dans cette sainte fiction, écouta là-dessus son père, avec beaucoup de respect et de modestie. Et sa réponse fut, que puisque cet honnête gentilhomme, qui lui faisait l'honneur de la rechercher, lui agréait, elle le préférait aussi à qui que ce fut de la Province. Il n'en fallut pas davantage pour contenter l'esprit de Monsieur de Vaubougon, et pour donner à ces deux bonnes âmes la liberté entière de se communiquer, et pousser fortement, quoique secrètement, l'affaire du Canada que Monsieur de Bernières entreprit avec tant de conviction qu'elle serait à la gloire de Dieu, qu'il était résolu d'y employer, s'il eut été besoin, tout son bien, et ne quitta point Madame de la Peltrie, qu’il ne l'eut mise lui-même dans un des vaisseaux qui passaient en Canada. Mais Dieu voulait que pour épargner la douleur qu'aurait causé une séparation si violente et si inespérée, cette fille si fort chérie fermât auparavant les yeux à son bon père, qui mourut très chrétiennement, peu de temps après l'espérance qu'il avait conçue de revivre dans une heureuse posterité par ce second mariage, s'il eut été tel qu'il se l'était figuré. Après cette perte, qui lui fut très sensible, la voilà plus libre que jamais, et ses affaires se trouvèrent à tel point pour ne pas m'arrêter à trop de particularités, quoiqu'assez remarquables, qu'il ne fut plus question que de faire choix du monastère et des religieuses propres pour ce dessein. Comme on jetait les yeux de tous côtés, on découvrit enfin qu'à Tours, quelques religieuses ursulines avaient vocation pour le Canada, entre autres la Révérende Mère Marie de l'Incarnation, décédée en cette ville depuis quelques mois. Monsieur de Bernières, et Madame de la Peltrie s'étaient transportés à Paris pour négocier cette affaire. Il y eut aussitôt des lettres de part et d'autre, et les réponses se trouvant favorables, il fallut en venir au plus tôt à l'entrevue, qui vérifia une vision merveilleuse, que la dite Mère Marie de l'Incarnation avait eu six ans auparavant. Laquelle, comme elle a été suivie de son accomplissement, mérite bien qu'elle même nous en fasse le récit dans le chapitre suivant, l'ayant écrite de sa main, depuis la mort de la dite dame et peu de temps avant la sienne, par l'ordre de son confesseur et directeur.
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Notes:
(*) M. de Grival, Seigneur de la Peltrie. (Chronique des Ursulines, Vol. 2. P. 422.)

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