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Les Relations des Jésuites contiennent 6 tomes et défont le mythe du bon Sauvage de Jean-Jacques Rousseau, et aussi des légendes indiennes pour réclamer des territoires, ainsi que la fameuse «spiritualité amérindienne».

lundi, octobre 27, 2008

2 LES VICTIMES DU GOULAG

Une seconde catégorie de victimes du système répressif soviétique regroupe les personnes mortes dans les camps de travail.

Le nombre des détenus du Goulag*, sujet d'une immense littérature depuis des décennies, et objet d'âpres débats entre historiens, est désormais bien connu. Depuis le début des années 1990, des équipes de chercheurs, tant russes qu'occidentaux, ont eu accès à une documentation archivistique considérable en la matière. Il apparaît que les estimations extrapolées par bien des soviétologues et des anciens détenus dans les années 1950-1980, largement popularisées dans des «classiques» comme L'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljenitsyne, étaient très largement supérieures à la réalité.

Il suffisait d'avoir un peu de bon sens, faisait remarquer dès 1968 l'historien et correspondant de guerre britannique Alexandre Werth, pour douter du chiffre généralement avancé de 10-12 millions, voire 15 millions de détenus au Goulag au début des années 1950, alors que le nombre total d'hommes adultes de dix_huit à soixante ans dépassait à peine 35 millions!

Les données recensées montrent qu'à son apogée, au début des années 1950, le Goulag comptait 2 500 000 détenus. Le contingent des personnes condamnées pour «activités contre-révolutionnaires*» représentait environ un quart des effectifs; les autres détenus étaient loin cependant d'être tous des « droits communs » dans le sens habituel de ce terme. La plupart d'entre eux s'étaient retrouvés en camp après être tombés sous le cou d'une des innombrables lois répressives qui criminalisaient de multiples comportements sociaux et sanctionnaient de façon disproportionnée le moindre délit. Ainsi celle du 7 août 1932 ou celle du 4 juin 194 sur le vol de la «propriété sociale»: a termes de ces lois, les vols les plus insignifiants - quelques épis de blé dans le champs kolkhoziens - étaient passibles de cinq à dix ans de camp.

Le temps d'une génération (1930_1953) environ 15 millions de Soviétiques firent l'expérience du Goulag: 8 500 000 personnes passèrent par les grands complexe concentrationnaires (ITL) où étaient purgées les peines supérieures à cinq ans; 6 500 000 condamnés à des peines généralement inférieures passèrent par les colonies de travail (ITK), un peu moins dures car le plus souvent situées dans la partie européenne de l'URSS.

Combien moururent au Goulag? Les données aujourd'hui disponibles font état de 881 000 décès enregistrés dans les ITL entre 1931 et 1953. Il faut ajouter les décès dans les ITK pour lesquels nous ne disposons pas d'une documentation aussi complète. Il apparaît que la mortalité dans les colonies pénitentiaires était, en moyenne, de 40 % à 60 % inférieure à celle observée dans les ITL. On peut donc estimer, pour l'ensemble de la période, à environ 400 000-500 000 le nombre des décès dans les ITK, ce qui porte le total de personnes décédées au Goulag à un peu moins d'un million et demi.

«La privation de vie n'est pas ici un but, elle est ou bien une punition et un moyen de terreur, ou bien une peine et un accident insignifiants. [... ] Ce n'est pas la mort qui prend ici un sens, c'est la vie qui n'a plus aucune valeur (4).» Cette réflexion de Tzvetan Todorov est pleinement confirmée par les courbes de mortalité erratiques du Goulag, un univers où la gabegie, le laisser_aller, l'indifférence, le hasard, l'abandon semblent avoir joué un rôle plus important qu'une volonté systématique d'extermination. On rappellera à ce propos la caractérisation que donnait Hannah Arendt des camps soviétiques : «Des camps où l'abandon se combine avec un travail forcé chaotique» - par opposition aux camps nazis, «où l'ensemble de la vie fut minutieusement et systématiquement organisé en vue des plus grands tourments» (5).

La mortalité dans les camps a considérablement varié dans le temps (cf. courbe p. 56). Parmi les années les plus effroyables figure 1933 (taux annuel de mortalité: 20 %), année d'une grande famine et de la mise en place chaotique de nombreux complexes concentrationnaires. L'intendance ne suivant pas, un cinquième des détenus moururent de faim et d'épidémies. En 1938, 9 % des détenus périrent dans des camps surpeuplés par l'afflux massif des victimes de la «Grande Terreur». En 1942 et 1943 (taux annuel de mortalité : 20,7 % et 20,3 %), les prisonniers furent souvent abandonnés à leur sort dans des camps non ravitaillés: plus de 400 000 d'entre eux moururent en deux ans. Dans le même temps, plus d'un million de détenus furent libérés avant l'expiration de leur peine et versés dans l'Armée rouge, pour compenser les terribles pertes militaires du début de la guerre.

Ces faits contradictoires reflètent admirablement l'attitude du régime vis-à-vis de la population du Goulag: un mélange d'indifférence, de négligence criminelle, de pragmatisme et de cynisme. A partir de 1948, lorsque le régime eut pris conscience de la nécessité d'« économiser » la main d'oeuvre pénale, dans un pays exsangue, la mortalité dans les camps diminua considérablement, se stabilisant autour de 1 % par an au début des années 1950.

Les chances de survivre au Goulag variaient plus encore en fonction des camps: pour une même année, les écarts de mortalité pouvaient aller de 1 à 20. Le climat, le type de travail auquel le détenu était astreint, les conditions de ravitaillement, voire la personnalité du chef de camp pouvaient être décisifs pour la survie des zeks*.

Dans certains camps agricoles du Kazakhstan, la mortalité moyenne était six fois moins élevée que dans l'ensemble concentrationnaire de Norilsk (en Sibérie orientale), spécialisé dans l'extraction du nickel. Mais à Norilsk, les chances de survie étaient plus grandes que dans les camps du Dalstroï (6), dans l'« enfer blanc » de la Kolyma, magistralement décrit dans les récits de Varlam Chalamov (7).

NOTES

4. Tzvetan Todorov, «Le totalitarisme, encore une fois», Communisme no. 59-60, 2000, p.41.

5. Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Le Seuil, 1973, p.183.

6. Dalstroï, ou Direction centrale de la construction du Grand Nord, branche du NKVD, sous laquelle fut placée la région de Kolyma, en Sibérie.

7. Varlam Chalamov, Kolyma et La Nuit, Paris, F. Maspero, 1980-1981, rééd. La Découverte/Fayard, 1986.




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