Libellés

Les Relations des Jésuites contiennent 6 tomes et défont le mythe du bon Sauvage de Jean-Jacques Rousseau, et aussi des légendes indiennes pour réclamer des territoires, ainsi que la fameuse «spiritualité amérindienne».

vendredi, octobre 24, 2008

Des nostalgiques du communisme, réunis sur la place Rouge, effigie de Lénine et de Staline en tête, le 7 octobre 1998 (cl. L. Uimonen/Sygma)

L'HISTOIRE OCTOBRE 2000 PAGE 68


NOSTALGIE DU COMMUNISME


L'AUTEUR

Professeur à l'université de Paris-X-Nanterre, Pierre Chuvin est membre du comité de rédaction de L’Histoire. Il a récemment publié Les Art de L’Asie centrale (Citadelles et Mazenod, 1999).

Pierre Chuvin a passé cinq ans à Tachkent, capitale de l'Ouzbékistan, après la fin de l'URSS, de 1993 à 1998, comme conseiller culturel à l'ambassade de France et directeur de l'Institut français d'études sur l'Asie centrale.


Cinq ans au contact d'une population qui luttait pour survivre et redéfinir son identité.
Nostalgie du communisme


La dissolution de l'URSS, le 31 décembre 1991, a-t-elle marqué pour les ex-Soviétiques la fin d'un rêve ou d'un cauchemar? La réponse varie évidemment selon les lieux et les personnes, mais le nombre de ceux qui, aujourd'hui, expriment des regrets pour tel ou tel aspect de l'ancien régime reste surprenant. Ne nous y trompons pas: à Tachkent, l'URSS dont il s'agit est celle du long règne de Brejnev (1964-1982). Khrouchtchev, perçu comme un colonisateur intolérant, et Gorbatchev, occupé à rétablir le contrôle du centre sur cette périphérie opaque, sont rejetés. Quant à Staline, dans sa figure désormais mythique les crimes mal connus n'effacent pas l'aura du chef de guerre. Regretter ne veut pas dire que l'on souhaite un rétablissement intégral; mais, outre que la distance embellit souvent les images, une nostalgie à dimension variable trouve facilement de quoi se nourrir dans la réalité concrète (1).


D'abord dans l'affaiblissement, qui n'est toujours pas enrayé, du système éducatif et l'effondrement de la protection sanitaire et sociale. Auparavant, l'enseignement, férocement sélectif, fabriquait ses propres élites selon des critères certes éloignés des nôtres; mais il donnait des chances à une partie assez large de la population et proposait un éventail de disciplines, notamment artistiques et scientifiques, à niveau élevé. Si on a pu, à juste titre, définir le système défunt comme le «meilleur moyen de promotion des médiocres», c'était surtout vrai pour les sciences humaines.

La médecine était gratuite et les soins convenables, au moins pour les affections routinières; on avait accès aisément aux «sanatoriums» et maisons de repos, voire à des vacances en Crimée. L’individu qui n'était ni dissident ni forte tête, une écrasante majorité de la population, était pris en charge du berceau à la tombe. «Il y avait un futur.» Ce futur s'est écroulé d'un coup et les retraités sans famille se sont trouvés contraints à la mendicité ou à vendre, piteusement exposés sur une couverture dans les marchés en plein air, les quelques «trésors» qu'ils avaient pu préserver.

Il y avait aussi un idéal. Contrairement à l'idéologie nazie qui ne pouvait pas cacher longtemps ses aspects haineux et hideux, cet idéal était fait de fraternité et de dévouement. Si perverti fût_il dans la pratique, il n'en restait pas moins affiché et ceux qui n'avaient jamais franchi les frontières du monde socialiste pouvaient considérer le décalage entre les slogans et la réalité comme une imperfection réparable.

Certes, l'illusion se dissipait à la première visite dans une grande surface en France, au premier séjour de coopérant en Algérie. L'une ou l'autre déchiraient le voile de la propagande; les anciens pionniers élevés dans la dévotion au communisme se rendaient compte que leur patrie était, du point de vue économique, beaucoup plus proche d'un pays du tiers_monde que d'un pays développé et si de surcroît ils faisaient partie d'une minorité nationale, Ouzbeks ou autres, ils prenaient conscience du caractère colonial de la présence russe dans leur République. Mais quelle fraction de la population cela concernait-il?

En contre-partie, qu'ont gagné les ex-Soviétiques? Une liberté de mouvement bien partielle. L’URSS était une prison, peut_être, mais une immense prison. Les étudiants d'Asie centrale envoyés à Moscou ou Léningrad, les Moscovites ou Biélorusses qui venaient se dépayser à Samarcande et Boukhara éprouvaient au moins une sensation de découverte.

Aujourd'hui, les Républiques se referment, imposent des visas, d'autant plus stricts que le visiteur est un plus proche voisin. Les voyages à l'étranger sont théoriquement possibles, mais les pays d'Europe occidentale ont mis au point des systèmes de visas draconiens, parfois humiliants dans les procédures de délivrance, très peu efficaces pour arrêter le flux des prostituées, presque dissuasifs pour les autres.

Quant aux libertés politiques et économiques, elles tendent à se restreindre dans presque toutes les Républiques issues de l'ex_URSS. Dans certaines, elles ne sont même jamais apparues, comme en Biélorussie, ou brièvement, comme en Ouzbékistan. Les régimes qui voulaient se donner un visage ouvert se durcissent, comme au Kirghizstan.

La population s'en accommode, car elle craint plus que tout l'anarchie et le règne des gangs, mafias et trafiquants en tout genre, ainsi que les explosions de haine ethnique qui ont démenti si cruellement, dès le début de la libéralisation, les refrains internationalistes _ les étudiants africains, abandonnés de leurs États et livrés au racisme ordinaire, en ont su quelque chose. Les peuples déportés par Staline, Tatars de Crimée, Meskhètes, ont aujourd'hui plus de difficultés encore pour regagner leurs patries perdues et l'antisémitisme s'étale sans fard, dans les groupes paramilitaires cosaques ou chez le gouverneur de Krasnodar, dans le Kouban.

Nombre d'aspects pénibles et vexatoires du régime précédent subsistent, les corvées notamment, corvées du samedi, ou réquisitions pour la cueillette du coton. Paradoxalement, le maintien au pouvoir de nombre d'anciens responsables contribue à les atténuer. Car on les connaît, on sait comment traiter avec eux, par quels intermédiaires les aborder.

Et pourtant, dans les anciennes républiques soeurs, ni ce bilan décevant ni ces vives nostalgies n'amènent à souhaiter la restauration de l'Union. Même pour les Républiques d’Asie centrale, dont il est devenu banal de dire que leur indépendance a été imposée et non pas conquise, cette indépendance parait un acquis définitif. Pas tellement parce qu'elle a en partie rétabli la liberté religieuse et de conscience. Mais parce qu'elle introduit une forme de liberté d'initiative, d'entreprise.

La première réponse, aujourd'hui, d'un Ouzbek à la question «Que vous a apporté l'indépendance?», c'est: «Pouvoir construire ma maison» - c'est-à-dire préserver ou restaurer la famille élargie. La seconde: «Pouvoir faire du commerce» - c'est-à-dire aller à Doubaï et paradis analogues rapporter de gros ballots dont on détaillera le contenu sur les marchés du pays.

Est-ce trop peu? Il ne faut pas demander aux gens d'être des héros - c'est ainsi que le communisme s'est enfoncé dans les crimes.

Contentons-nous de ne pas rester tout à fait indifférents. Et souhaitons que, dans le plus vaste État du monde et ses anciens satellites, le flot des déceptions ne fasse pas renaître réellement la nostalgie de l'État le plus effrayant de la planète.

NOTE:

1. Pour comprendre le regard d'une communauté sur son passé, voir la réalisation vidéo d'un metteur en scène de Tachkent, Mark Weil, Tachkent fin de siècle, inédite en France.

Archives du blogue