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Les Relations des Jésuites contiennent 6 tomes et défont le mythe du bon Sauvage de Jean-Jacques Rousseau, et aussi des légendes indiennes pour réclamer des territoires, ainsi que la fameuse «spiritualité amérindienne».

lundi, octobre 27, 2008

4 LES VICTIMES DES FAMINES


De loin la plus importante des catégories de victimes: les personnes mortes de faim, au cours des trois famines que connut l'URSS et qui furent les dernières grandes famines européennes: en 1921-1922 (5 millions de morts); en 1932-1933 (6 millions de morts); en 1946_1947 (500 000 morts). Le régime eut incontestablement une lourde responsabilité dans ces événements tragiques. Pour ce qui concerne les famines de 1932-1933 et de 1946-1947, totalement passées sous silence, sa part de responsabilité fut même écrasante.

La première famine (1921-1922) s'inscrit dans un double contexte. En premier lieu, un cataclysme démographique sans précédent, qui, d'août 1914 à l'été 1922, emporte 15 millions de personnes dans la tourmente de la Première Guerre mondiale, des révolutions de 1917, d'une guerre civile de quatre ans, marquée par une brutalisation sans précédent des comportements individuels et collectifs, des massacres de masse, des pogroms, des épidémies effroyables de typhus et de choléra.

En second lieu, un affrontement entre le régime naissant et de larges fractions de la paysannerie. D'emblée, les dirigeants bolcheviques ont éprouvé une haine profonde vis-à-vis des masses rurales «sombres» et «asiatiques» considérées comme profondément réfractaires à la modernité et au socialisme. D'emblée, en refusant la liberté des échanges réclamée par les paysans, en pratiquant des réquisitions d'une rare violence, les bolcheviks ont instauré des relations conflictuelles avec les campagnes.

En 1920, après la défaite de l'armée blanche, contre-révolutionnaire, le danger du retour des grands propriétaires fonciers s'éloignant, les paysans n'hésitent plus à «lâcher» les bolcheviks qu'ils ne toléraient jusqu'alors que parce que les Blancs, qui n'avaient d'autre programme qu'un retour à l'ancien régime, leur semblaient plus détestables encore. Les insurrections paysannes se multiplient contre un régime qui ne relâche pas sa pression, ponctionnant toujours plus les campagnes pour nourrir une armée et une bureaucratie pléthoriques. En 1920-1921, malgré une récolte désastreuse sur des terres ravagées par des années de guerre, les réquisitions de produits agricoles sont trois fois supérieures à leur niveau de 1918.

Les paysans réagissent en limitant à leurs stricts besoins d'autoconsommation l'ensemencement des champs. Que survienne une sécheresse - comme ce fut le cas en 1921 dans le bassin de la Volga - et la famine explose, les maigres réserves de nourriture ayant été systématiquement confisquées au cours des «orgies de réquisitions » (pour reprendre le terme d'un rapport gouvernemental, resté naturellement confidentiel) des années précédentes.

Dans le cas de la famine de 1932_1933, la responsabilité du régime est plus engagée encore. A la fin de 1929, le groupe stalinien au pouvoir a lancé la collectivisation forcée des campagnes. Au-delà de la rhétorique de la «construction du socialisme», cette dernière a pour objectif de permettre à l'État, après avoir cassé les mécanismes du marché en vigueur sous la NEP (8), de prélever, à des prix symboliques, une part maximale de la production agricole des kolkhozes (fermes collectives) et des sovkhozes (fermes d'État), afin de financer l'industrialisation accélérée du pays.

Dans les années 1920, les paysans mettaient en vente, au prix du marché, environ 15 % de leur récolte. Dès 1930, les «collectes d'État» atteignent 27 % de la production agricole. En 1933, elles sont de 33 %, et battent tous les records dans les grandes régions à blé d'Ukraine et du Nord-Caucase (près de 50 % de la récolte).

Un tel prélèvement achève de désorganiser le cycle productif, déjà bouleversé par la collectivisation forcée, au cours de laquelle les paysans avaient abattu, en signe de révolte, une partie de leur cheptel. En 1932, la production diminue, mais les «quotas de collecte» fixés sur des bases irréalistes restent plus élevés que jamais. Bien qu'informé par les autorités locales des conséquences dramatiques qu'aurait, sur les paysans d'Ukraine et de la région de la Volga, comme sur les Cosaques du Kouban (dans le Caucase), le maintien de ces «quotas», Staline refuse de diminuer le plan de livraisons obligatoires.

Au contraire, il durcit sa politique, envoie des plénipotentiaires, épaulés par des détachements de la police politique, dans les régions agricoles les plus riches, pour prendre par la force les céréales, y compris les semences pour la future récolte.

Les districts qui n'ont pas rempli le «plan de collecte» sont «inscrits au tableau noir»: tous les magasins y sont fermés, les importations de produits alimentaires ou manufacturés interdites. Enfin, afin d'éviter un afflux massif des paysans affamés vers les villes, la vente des billets de train y est suspendue, et des détachements de l'armée déployés pour empêcher l'exode de ceux qui, selon Staline, «mènent une guerre de sape, une guerre à mort contre le pouvoir soviétique».

Dans les processus qui ont abouti à la famine de 1932-1933, la responsabilité des dirigeants staliniens, qui avaient été prévenus, dès le début de l'été 1932, à maintes reprises, du risque, puis de la réalité de la famine, est indiscutable et écrasante.

Ajoutons que, de l'été 1932 à l'été 1933 (alors que le pic de la famine se situe de janvier à juillet 1933), le gouvernement soviétique a exporté 1 700 000 tonnes de céréales, et que les réserves de l'État, stockées dans l'éventualité d'une guerre, dépassaient alors 3 millions de tonnes. Une quantité plus que suffisante pour sauver les millions d'affamés.

La dernière grande famine soviétique, celle de 1946-1947, elle aussi niée par le régime, reste encore méconnue. Elle combine quelques traits rappelant le contexte de la famine de 1921-1922, mais aussi, pour l'essentiel, des éléments déjà observés en 1932-1933. Cette famine d'après-guerre, qui clôt un cycle cataclysmique de pertes démographiques (26 millions de morts, dont une majorité de civils, en 1941-1945), intervient après des destructions massives, durant la guerre, des infrastructures économiques, sur un fond de malnutrition endémique et d'épidémies.

La récolte de 1946 est catastrophique, inférieure de 20 % à celle de 1945, de 40 % à celle de 1932. Cependant, les autorités refusent de diminuer la part des livraisons obligatoires à l'État, alors que Staline a annoncé la fin du rationnement dans les villes. Le gouvernement refuse de toucher aux réserves de céréales, stockées dans l'éventualité d'une nouvelle guerre, et qui atteignent une dizaine de millions de tonnes. En 1946-1947, plus de 500 000 personnes meurent ainsi de faim, principalement dans les provinces de Koursk, de Voronej, de Tambov, ainsi qu'en Moldavie.

Onze millions et demi de personnes mortes de faim dans un pays européen au vingtième siècle: cette formidable régression ne peut qu'interpeller l'historien sur la spécificité et la nature de l'expérience soviétique, qui se prétendait porteuse de modernité et de progrès. Trois millions de personnes décédées prématurément, le temps d'une génération, en camp ou en déportation. Un million de personnes mises à mort, à l'issue d'une parodie judiciaire - ou sur simple «mesure administrative».

Tel est le bilan que l'on peut faire provisoirement des victimes du système répressif soviétique à son apogée. Comme il arrive souvent quand les historiens prennent le relais des témoins, les chiffres documentés, soumis à la critique historique, apparaissent largement inférieurs aux extrapolations tirées des témoignages des survivants.

N'oublions jamais cependant que chaque unité de ces chiffres froids et nus aujourd'hui exhumés, colonne après colonne, représente une vie humaine brisée, sacrifiée. N'oublions pas enfin l'avertissement de Joseph Vissarionovitch Staline: «Qui, hormis des bureaucrates incurables, pourrait se fier uniquement à des documents écrits? Qui, sinon des rats d'archives?»

Note:
8. La Nouvelle Politique économique (NEP) fut lancée en 1921 par Lénine comme un «repli stratégique vers le capitalisme» afin de redonner une certaine vigueur au marché.




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