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Les Relations des Jésuites contiennent 6 tomes et défont le mythe du bon Sauvage de Jean-Jacques Rousseau, et aussi des légendes indiennes pour réclamer des territoires, ainsi que la fameuse «spiritualité amérindienne».

dimanche, janvier 14, 2007

FRANÇOIS BOURRICAUD

Voici le document complet d’un article de François Bourricaud tiré de l'Encyclopaedia Universalis. Il démontre avec une implacable clarté intellectuelle que la laïcité soit un projet religieux de déconstruction du christianisme qui favorise le déploiement de l'individualisme. Il n'en faut pas plus pour que l'auteur affirme, en conclusion, que la laïcité n'a rien de neutre!
Il vaut la peine de lire ce texte dans son entier pour voir la subtilité dans laquelle s'est développée l'idéologie maçonne de la laïcité. ----------------------
les vertus laïques
n’attends pas un au-delà

La rupture avec les dogmes des religions révélées s’est accompagnée d’un déplacement de la « croyance » que l’État laïque s’est employé à orienter.
Illustration de Grandjouan pour le livre « La raison » (Snark, Edimedia.)

François Bourricaud, «La laïcité: paradoxes et ambiguïtés», Encyclopaedia Universalis, Symposium «Les enjeux, France, Encyclopaedia Universalis, 1985, pp. 778-780.
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François Bourricaud
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La laïcité : paradoxes et ambiguïtés
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Problèmes de définition

Une définition classique de la laïcité telle qu'elle est pratiquée dans les États modernes se trouve dans le cinquième amendement de la Constitution américaine: «Le Congrès ne pourra prendre aucune loi ayant pour objet d'établir (establish) une religion ou d'en interdire le libre exercice.» Ainsi se trouvent affirmés simultanément deux principes. D'abord, l'État fédéral américain se sépare de toutes les Eglises; la Constitution ne reconnaît aucune Église d'État et n'en proscrit ni n'en officialise aucune, à la différence de la charte française de 1830 qui reconnaissait dans le catholicisme «la religion de la majorité des Français». En deuxième lieu, l'Etat garantit aux citoyens la plénitude de leur liberté religieuse. Mais nonobstant le cinquième amendement qui proclame la laïcité de l'État fédéral, l'armée américaine continue à entretenir des aumôniers, la référence à Dieu est fréquente dans la bouche des hommes politiques et dans beaucoup de cérémonies officielles. En outre, c'est «en présence de Dieu» que «les droits de l'homme et du citoyen» sont proclamés par les délégués à la convention de Philadelphie. Ce paradoxe appelle explication.

Les États laïques sont neutres à l'égard de toutes les Églises, mais il ne s'ensuit pas qu'ils sont «indifférents en matière de religion». Dans l'avant-dernier chapitre du Contrat social, Rousseau parle d'une «profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles [... ] sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle». Cette «profession de foi» ne porte pas sur des propositions théologiques, mais sur «des sentiments de sociabilité». Les «dogmes de la religion civile» ne sont pas des «dogmes de religion». Ils doivent être «simples, peu nombreux, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires». La simplicité de ces énoncés, leur évidence affranchissent la religion civile de l'intolérance et du fanatisme qui ont longtemps défiguré le catholicisme romain. La religion civile ne s'embarrasse pas des querelles théologiques qui déchirent les fidèles des religions révélées et nourrissent leur fanatisme. Pourtant, elle proclame un certain nombre de vérités «tenues pour évidentes» - suivant les termes de la déclaration de Philadelphie - comme « l'existence de la Divinité [... ], la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants. la Sainteté du Contrat social et des lois».

Un État laïque n'est pas un État athée. En outre, même si ses dogmes ne sont pas appuyés par l'autorité d'une Église, il peut chercher à les imposer aux citoyens soit par contrainte directe, soit par inculcation détournée. C'est à la première méthode que pense Rousseau quand il propose le bannissement des citoyens qui se refuseraient à souscrire aux dogmes de la religion civile, ou même la mort contre celui qui, après les avoir reconnus publiquement, se conduirait comme s'il n'y croyait pas. La laïcité, c'est-à-dire l'indépendance de l'État à l'égard des Églises, peut engendrer le conformisme le plus étouffant, comme celui que tentait d'imposer Robespierre avec la fête de l'Être suprême au pire moment de la Terreur jacobine. Mais c'est par des moyens paisibles que, un siècle plus tard, Jules Ferry se propose de laïciser l'État par la laïcisation de l'école.

La République ouvre dans chaque commune une école publique dont elle recrute, forme et entretient les maîtres. Elle se garde d'instaurer un monopole au profit de ses seules écoles, mais elle réserve à elles seules ses crédits, et elle s'assure, en vertu du monopole de la collation des grades attribué par Napoléon à l'Université officielle, par les programmes fixés dans les bureaux parisiens et les jurys constitués selon les normes officielles, une action prépondérante dans le flux des diplômes et l'orientation des études. Les apôtres de la laïcité comme Jules Ferry, bien qu'ils se proposent de briser la sujétion de la jeunesse aux dogmes du catholicisme romain, n'envisagent pas d'éteindre chez les jeunes le respect des valeurs traditionnelles. Dans sa fameuse «Lettre aux instituteurs», Jules Ferry retrouve la démarche de Rousseau. Les principes de la morale traditionnelle sont déclarés évidents par eux-mêmes. Même privée des fondements, réputés illusoires, qu’étaient censées leur prêter les religions révélées, «la morale de nos pères» sera proposée par les instituteurs à l'adhésion de leurs élèves. L'école laïque selon Jules Ferry doit fournir aux jeunes Français l'éducation morale sans laquelle, devenus adultes, ils seraient incapables d'exercer leurs responsabilités de pères de famille, de producteurs et surtout de citoyens.

Le paradoxe de la laïcité, c'est qu'elle rompt avec les dogmes des religions révélées tout en prétendant utiliser ces dogmes, une fois séparés de leurs «dérivations» théologiques, comme pierres de remploi pour l'élaboration d'un «consensus» intellectuel et moral nouveau. Pour résoudre ce paradoxe, nous nous proposons de suivre le mouvement historique de longue durée qui par spécialisation et différenciation distingue les institutions religieuses des autres instances du contrôle social - notamment politiques, éducatives et intellectuelles -, ce qui nous conduira à analyser les changements survenus corrélativement dans les mécanismes d'intégration des sociétés modernes. On verra alors comment la laïcité s'accompagne de l'affranchissement des autorités politiques, intellectuelles, pédagogiques vis-à-vis de la tutelle des Églises et comment peut subsister, en dépit du processus de laïcisation ou de sécularisation, une forte religiosité diffuse dans toute la vie sociale. Un État laïque, même s'il proclame sa séparation d'avec toutes les Églises, peut continuer à puiser ses inspirations essentielles dans l'expérience religieuse qu'elles lui ont transmise.

Le spirituel et le temporel

Dans les sociétés occidentales, héritières de deux traditions distinctes, la judéo-chrétienne d'une part, la gréco-romaine d'autre part, une étape décisive dans le processus de laïcisation a été accomplie grâce à la distinction introduite par les chrétiens et par Jésus lui-même entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Il est vrai que cette distinction n'est absolument absente ni de la tradition juive où les prophètes s'affrontent aux Rois, ni de la tradition classique où, surtout à Athènes, la référence à des lois morales et religieuses qui dépassent les commandements de la Cité est très fortement marquée. Mais c'est seulement dans le christianisme qu'elle prend tout son relief, même si elle n'est pas, et de beaucoup s'en faut, exempte d'ambiguïté. «Mon royaume n'est pas de ce monde», «On ne peut pas servir à la fois Dieu et Mammon». «Celui qui tire l'épée périra par l'épée», «Rendez à César ce qui est à César, rendez à Dieu ce qui est à Dieu» - ces enseignements évangéliques organisent-ils la distinction entre le temporel et le spirituel, ou bien, au contraire, prescrivent-ils la subordination du second au premier? Celse, un tenant de la réaction antichrétienne du IIIe siècle, accuse les fidèles de Jésus de rébellion contre Rome dont ils contesteraient la souveraineté en refusant à l'empereur l'allégeance que lui doivent ses sujets. En n'acceptant pas de sacrifier aux dieux de l'Empire, c'est leur propre Dieu que, d'une manière oblique, ils chercheraient à imposer à l'Empire, dans le but inavoué de mettre le bras séculier au service de leur prosélytisme. Tel est l'argument typique indéfiniment repris de Celse à Voltaire: les chrétiens ne réclameraient leur liberté vis-à-vis de César que pour asservir César à leur fanatisme et pour tourner ensuite la puissance de celui-ci contre leurs propres ennemis.

La distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, telle qu'elle est esquissée dès les débuts du christianisme, reste entachée d'ambiguïté tant que l'Église prétend garder le dernier mot dans l'ordre politique, dans l'ordre moral et dans l'ordre intellectuel. L'ordre politique reste en dernière instance subordonné à l'autorité éminente du pouvoir religieux puisque le premier tire du second son origine, son existence et sa légitimité. En effet, selon Paul, tout pouvoir vient de Dieu. Aussi, Charlemagne est couronné par le pape et le roi de France, sacré à Reims. En outre, le pape de Rome, par l'excommunication et l'Inquisition, exerce une sorte de contrôle juridictionnel sur les actes des différents souverains. Même si en principe le domaine de la censure ecclésiastique est délimité par le droit canon, la menace d'excommunication crée au bénéfice du pape et des évêques un formidable moyen de pression contre les gouvernants laïques. En matière de moeurs, en ce qui concerne la vie familiale, les rapports entre les époux, entre les parents et les enfants, la vie sexuelle et la chasteté, l'Église chrétienne intervient sans relâche.

Pour la hiérarchie ecclésiastique, cette intervention n'est pas un droit, mais une indéclinable obligation. Cette intervention ne prend pas simplement la forme de l'exhortation ex cathedra. La confession et la direction de conscience lui fournissent le moyen de maintenir les fidèles «dans le droit chemin». En ce qui concerne la vie économique (le travail, l'épargne, le prêt à intérêt, le luxe, l'assistance et la charité), la hiérarchie élabore une doctrine (ce qu'on appellera au XIXe siècle la doctrine sociale de l'Église) que les hommes d'État chrétiens sont tenus en conscience de faire passer dans la législation et de faire appliquer, au besoin par le «bras séculier». En intervenant sur le plan du droit comme sur le plan des moeurs, l'Église prétend régler le fonctionnement de la société civile qu'elle investit de part en part. C'est enfin dans l'ordre intellectuel que longtemps elle exerce le plus attentivement son magistère. Dans la mesure où elle exige de ses fidèles la foi à une tradition dont elle se proclame elle-même l'exclusive dépositaire, elle est conduite à apprécier l'orthodoxie des opinions et des enseignements. Elle s'arroge ainsi le droit de décider selon ses propres critères des énoncés «scientifiques» qui, selon les savants, ne relèveraient que de l'observation et de l'expérimentation. Les Églises chrétiennes sont alors amenées à entrer en collision avec les diverses sciences, à mesure que celles-ci conquièrent leur autonomie: l'astronomie au temps de Galilée ou la biologie au temps de Darwin. Le dérapage va parfois si loin que, non contente de condamner des doctrines nouvelles, elle prend fait et cause pour des doctrines controuvées et tout à fait «dépassées». Enfin, dans le but d'asseoir leur emprise sur l'esprit public, les Églises chrétiennes s'emploient à contrôler plus ou moins strictement livres, journaux et périodiques et, dans les écoles, collèges et universités, à diffuser les enseignements conformes à leurs dogmes.

La question scolaire

La laïcisation est marquée par l'affranchissement successif des instances politiques intellectuelles et juridiques vis-à-vis des autorités religieuses. Cet affranchissement a lieu au terme de luttes parfois très violentes, et c'est sans doute la laïcisation de l'école et de la culture que véhicule l'école qui, au siècle dernier, dans les pays catholiques au moins, a donné lieu aux affrontements les plus dramatiques. Dans la France du XIXe siècle, la querelle de la laïcité et 'la querelle scolaire sont indissolublement mêlées. Dès la fin du Moyen Âge, les souverains européens s'étaient soustraits, dans l'ordre politique, à la tutelle du siège apostolique de Rome. La laïcisation de l’État s'est poursuivie par des mesures de tolérance qui accordaient l'égalité des droits à tous les sujets d'un même souverain quelle que soit leur confession religieuse. Simultanément, dans l’ordre intellectuel, les diverses disciplines et les spécialistes qui s’y consacrent et qui les enseignent conquéraient leur indépendance vis-à-vis de la théologie. L'argument du magister dixit a perdu son autorité dans des domaines où la tradition cléricale avait eu longtemps le dernier mot. Toutefois. dans le domaine des moeurs et des croyances communes, à propos duquel, pour parler comme Durkheim, la «conscience collective» connaît ses intensités les plus fortes, l'attachement aux valeurs et aux croyances communes continuait à garder une coloration religieuse.

Pourquoi l'école est-elle devenue en France l'enjeu décisif dans la dernière étape du processus de laïcisation? Dès la fin de la crise révolutionnaire, la reconstitution d'un consensus intellectuel et moral a été l'un des soucis constants des réformateurs sociaux à droite comme à gauche. On le trouve chez Saint-Simon et Auguste Comte, mais aussi chez Bonald et Maistre. Dans la mesure où cette reconstruction exige, pour parler comme Auguste Comte, une révision des concepts fondamentaux, elle exige le concours des intellectuels et ne peut réussir que si ses résultats sont diffusés dans le public par l'école et le système scolaire à ses différents niveaux. Le contrôle de l'État, dans la mesure où celui-ci s'attribue des responsabilités éminentes en matière d'éducation, devient un des enjeux du combat politique: les conservateurs comptent que l'Église catholique restera maîtresse des établissements scolaires où elle est installée de temps immémorial, et notamment dans l'enseignement élémentaire où son influence sur les enfants du peuple est réputée favorable au maintien de l'ordre social. Au contraire, les républicains, puis les radicaux et les socialistes verront dans le dessaisissement de l'Église catholique, dans la fin de sa prépondérance pédagogique, la condition préalable de tout progrès. En outre, la branche «scientiste» du positivisme dénonce comme rétrogrades les principaux dogmes auxquels reste attachée l'Église de Pie IX et du syllabus. L'intensité de cet affrontement idéologique est encore accrue par les séquelles du conflit récurrent dans l'Église catholique entre, d'une part, les ultramontains, défenseurs du pape, les congrégations romaines et certains ordres religieux comme celui des Jésuites notamment, et, d'autre part, les gallicans qui entendent préserver l'État contre les entreprises des «moines ligueurs». Enfin, le monopole de la collation des grades, que Napoléon avait réservé à l'Université, incite l'Église catholique à lancer une croisade pour la «liberté de l'enseignement», d'autant que les calotins soupçonnent les laïques, non sans quelque raison, d'être, malgré leur neutralité déclarée, des anticléricaux sinon des antichrétiens passionnés.

La question de la laïcité prend alors la forme légèrement caricaturale de ce que le roi Louis-Philippe appelait plaisamment la «guerre des cuistres et des sacristains». Mais quel qu'ait été par la suite l'impact de l'orientation laïque sur notre politique scolaire, quelle qu'ait été l'importance du thème de la laïcité dans la rhétorique des politiciens français, une question reste posée à laquelle l'évolution récente des sociétés industrielles n'a rien retiré de sa pertinence: le consensus intellectuel et moral «de base», sans lequel, pour parler comme Rousseau, les «sentiments de sociabilité» s'émoussent, peut-il être pur de toute composante religieuse? Plus précisément, s'il est vrai que les sociétés modernes sont laïques en ce sens que dans la plupart d'entre elles, au moins dans le monde occidental et chrétien, l'État s'y trouve séparé des Églises, le sont-elles aussi dans ce sens bien différent qu'elles ne feraient nulle place au sacré? Mais si elles lui en réservent une, peuvent-elles encore être qualifiées de laïques?

La société moderne et le sacré

Raymond Aron, à propos du IIIe Reich et de la Russie stalinienne, a parlé de «religions séculières». D'abord, ces États peuvent être qualifiés de totalitaires - selon une expression introduite par Mussolini - sous la réserve que ce titre est franchement revendiqué par les idéologues nazis pour l'Allemagne hitlérienne alors que les communistes n'aiment pas du tout le voir appliquer à l'Union soviétique et préfèrent à son sujet parler de «dictature du prolétariat». Mais quel que soit l'habillage idéologique, ce qui caractérise un régime totalitaires c'est que le jeu des intérêts, le débat public et contradictoire y sont frappés d'interdit. La presse est soumise à la censure. Le parti unique, et lui seul, est autorisé à concourir à la formation et à l'expression de l'opinion. Les opposants sont qualifiés de «dissidents» et les dissidents sont tenus pour des traîtres potentiels. Enfin, le parti est l'arbitre du vrai et du faux non seulement en ce qui concerne l'appréciation de ce qui est politiquement opportun; mais potentiellement dans tous les domaines. Au nom de la «science prolétarienne» ou de la «science aryenne», les dirigeants tranchent souverainement de linguistique ou de biologie. L'Allemagne de Hitler et l'Union soviétique ont rompu tout lien avec les Églises chrétiennes, qu'à l'occasion ils ne se sont pas fait faute de persécuter. Dira-t-on que l'un ou l'autre de ces pays est un État «laïque» au sens de Jules Ferry ou d'Émile Combes?

Ou bien parlera-t-on à propos du régime hitlérien et du régime stalinien de «religions séculières», alors que hitlériens et staliniens affichent hostilité, ou du moins méfiance, à l'égard du christianisme et des diverses hiérarchies ecclésiastiques, en même temps qu'ils manifestent un rejet passionné de toute transcendance ou, dans le cas soviétique, une orientation «scientiste» et «matérialiste» des plus explicites? Ce qu'il y a de religieux dans le IIIe Reich ou en Union soviétique, c'est la sacralisation du parti, de la race ou de l'État, et la consécration de dirigeants proclamés infaillibles. Enfin, les religions séculières du XXe siècle que sont les partis totalitaires du type hitlérien ou soviétique sont gérées sur le mode hiérarchique le plus strict, qui répète la distinction médiévale entre les clercs - ceux qui savent et qui ont compétence pour transmettre et imposer la Vérité - et les laïques - qui doivent se contenter d'obéir sinon d'adhérer «à la ligne».

«Hors de l'Église, point de salut.» C'est cette conception intensément autoritaire que retrouvent les «religions séculières modernes» et qui invite à les opposer à une des orientations fondamentales de l'esprit laïque: le libre examen. Finalement, c'est au nom du droit de l'individu à décider et à juger selon ses propres lumières que, dans les divers domaines où elle s'est successivement affirmée, a été présentée la revendication laïque. À la censure cléricale, Galilée oppose l'évidence de l'expérience et du raisonnement. Face à cette évidence, l'argument du magister dixit est dérisoire. De même, devant la prétention des papes de régler les affaires intérieures des États, les princes (ou mieux encore les peuples ou leurs représentants) se croient fondés à répondre que les «intéressés» sont seuls compétents pour régler leurs propres affaires. La dernière digue s'opposant à la poussée des laïcs cède lorsque les clercs sont chassés de leur secteur réservé par excellence, la foi, dont la Réforme contribue à faire une matière de conviction personnelle. Dans la conception médiévale de l'Église, ce sont les Pères, les papes, les conciles qui ont reçu le dépôt de la foi. Ce sont donc les clercs qui ont le dernier mot en cette matière. La réforme protestante, en proclamant le libre examen, conduit à une conception individualiste et décentralisée de la vie religieuse. Même si elle ne l'efface pas complètement, elle assouplit la distinction entre clercs et laïcs qui, dans certaines sectes comme les Quakers, disparaît à peu près.

Ce processus, que l'on pourrait appeler de «laïcisation de la foi», change la signification du phénomène religieux dans les sociétés modernes. Celles-ci restent religieuses parce que les états forts de la conscience collective continuent à y être tenus pour sacrés. À preuve le rejet dont souffrent dans nos sociétés tous ceux qui s'en prennent aux valeurs de la modernité comme de l'égalitarisme. A preuve aussi l'ardeur des passions idéologiques qui ne semblent pas avoir désarmé. Mais elles sont à la fois «séculières» et «décentralisées». Elles sont séculières puisqu'elles valorisent des activités humaines, ou plus généralement l'homme dans sa condition terrestre et historique. Elles sont décentralisées parce que le processus de valorisation 'n'est plus hiérarchiquement contrôlé, mais s'effectue dans une pluralité de groupes, de lieux et de consciences.

Mais les sociétés modernes ne sont pas laïques, en ce sens qu'elles seraient devenues «matérialistes» et que leurs membres ne seraient sensibles qu'à leurs intérêts. Elles sont laïques en ce sens qu'étant individualistes elles se doivent, selon leurs principes, d'avoir une conception non dogmatique des valeurs. C'est ici qu'apparaît, au moins dans le contexte français, l'ambiguïté caractéristique de la laïcité, ou plutôt du dogmatisme laïciste, qui tend à devenir une idéologie scientiste (et éventuellement anti-chrétienne) invoquée pour justifier les intérêts corporatifs de la fraction syndicalement et politiquement prépondérante de la profession enseignante. Pour soutenir leurs prétentions, les «laïcistes» affirment que le nécessaire consensus national et social ne peut se reconstituer qu'autour d'une école publique, magiquement pourvue à la fois de toutes les vertus de la neutralité et dépositaire de la vérité en tout domaine. Ce plaidoyer bute sur deux points. D'abord les laïcistes ne sont pas neutres, comme le montre l'engagement idéologique et politique à gauche de la grande majorité du corps enseignants et comme le confirme le caractère de l'enseignement laïque: surtout dans le domaine de l'histoire, des sciences sociales et de la culture, il est beaucoup plus «scientiste» que vraiment scientifique. Enfin, il n'est pas du tout sûr qu'en raison de la diversité de «demandes sociales» de plus en plus hétérogènes un État centralisé soit en mesure d'exercer en matière d'enseignement le rôle que les syndicats d'enseignants revendiquent bruyamment pour lui.

Le principe de la laïcité de l'État moderne exige-t-il que la fonction d'enseignement soit un monopole de l'État? L'État, tout en admettant l'existence d'un enseignement privé ou libre à côté de ses propres établissements, est-il obligé, à peine de cesser d'être laïque, de réserver à ces derniers le bénéfice exclusif d'un financement sur fonds publics? Une réponse affirmative à ces deux questions, ou simplement à la seconde, ne s'impose nullement. Tout ce que le principe de laïcité exige, c'est que l'État ne mette jamais le bras séculier au service d'aucun dogme - notamment religieux.

Bibliographie

R. BELLAH, «Civil Religion in America», in Daedalus, hiv. 1967 / A. DANSETTE, Histoire religieuse de la France contemporaine, 2 vol., Flammarion, Paris, 1948-1951 / R. ESCARPIT, École laïque, école du peuple, Calmann-Lévy, Paris, 1961 / G. DE LAGARDE, La Naissance de l'esprit laïque au déclin du Moyen Âge, 5 vol. (1re éd., 1934). E. Nauwelaerts, Louvain, B. Nauwelaerts, Paris, 1956-1970; Bilan du XIIIe siècle / J. LOCKE, Epistola de tolerantia (1re publ. en latin), Goudac, 1689 (Lettre sur la tolérance, texte latin et trad. franç. M. CASSALINI, Montréal, 1964 / VOLTAIRE, Traité sur la tolérance, à l’occasion de la mort de Jean Cala (1762), librairie de La Bibliothèque nationale, Paris. 1904, et in Voltaire, Mélanges, Gallimard. Paris, 1961.

Dans le Corpus:
ANTICLÉRICALISME / ÉDUCATION (types et fins, liberté et systèmes d'enseignement) / ÉGLISE ET ÉTAT / IDÉOLOGIE / INDIVIDU ET SOCIÉTÉ / LAÏCITÉ / LIBERTÉS PUBLIQUES / LUMIÈRES (PHILOSOPHIE DES).

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